Chapitre 43 - Comment Gargantua rencontra la patrouille de Picrochole et comment le moine tua le capitaine Tyravant puis fut fait prisonnier par les ennemis.

Au rapport de ceux qui s'étaient sauvés en déroute quand Tripet avait été étripé, Picrochole fut pris d'une grande colère en apprenant que les diables s'étaient rués sur ses gens. Il tint conseil toute la nuit ; Hastiveau et Toucquedillon conclurent que sa puissance était telle qu'il pourrait défaire tous les diables d'enfer s'ils venaient s'y frotter, éventualité à laquelle Picrochole ne croyait pas du tout, et c'est pourquoi il ne s'en défiait pas.

Aussi, pour reconnaître le terrain, envoya-t-il en patrouille, sous les ordres du comte Tyravant, seize cents chevaliers, tous montés sur des chevaux légers, tous bien aspergés d'eau bénite, chacun portant pour insigne une étole en écharpe, à tout hasard, afin que s'ils rencontraient les diables ils les fissent disparaître et s'évanouir grâce au pouvoir de l'eau lustrale et des étoles. Ils galopèrent donc jusqu'aux alentours de La Vauguyon et de la Maladrerie, mais pas une fois ne trouvèrent à qui parler; ils repassèrent alors sur les hauteurs et, près du Coudray, dans la cabane servant d'abri aux bergers, trouvèrent les cinq pèlerins. Ils les emmenèrent ligotés et bâillonnés comme s'ils eussent été des espions, en dépit des exclamations, des supplications et des prières qu'ils purent imaginer. Redescendus vers Seuilly, ils furent entendus par Gargantua qui dit à ses gens :
« Compagnons, c'est la bataille et ils nous sont au moins dix fois supérieurs en nombre. Allons-nous les cogner ?
– Que diable, dit le moine, allons-nous faire ? Estimez-vous les hommes d'après leur nombre ou d'après leur vertu et leur courage ? »
Puis il s'écria :
« Cognons, diables, cognons ! »

En entendant cela, les ennemis pensaient que, pour de bon, c'étaient de vrais diables et, en conséquence, commencèrent à fuir à bride abattue, excepté Tyravant qui mit sa lance en arrêt et en frappa de toutes ses forces le moine au milieu de la poitrine. Mais en heurtant l'horrifique froc, il écacha son fer, comme si vous frappiez avec une petite bougie contre une enclume. Alors le moine, avec son bâton de croix, l'atteignit entre col et collet, sur la crête de l'omoplate, si rudement qu'il l'assomma et lui fit perdre toute connaissance et tout mouvement ; il tomba aux pieds du cheval. En voyant l'étole qu'il portait en écharpe, Frère Jean dit à Gargantua :
« Ceux-ci ne sont que prêtres; ce n'est qu'un commencement de moine. Par saint Jean ! Moi, je suis un moine accompli. Je vous en tuerai autant que mouches. »

Puis il leur courut derrière au grand galop, si bien qu'il rattrapa les derniers. Il les abattait comme seigle, en frappant à tort et à travers.

Sur l'instant, Gymnaste demanda à Gargantua s'ils devaient les poursuivre. Gargantua répondit :
« Absolument pas; en bonne règle militaire, il ne faut jamais acculer son ennemi au désespoir. Une telle extrémité multiplie ses forces et accroît son courage déjà abattu et défaillant; il n'y a pas de meilleure chance de salut pour des gens ébranlés et à bout de fatigue que de n'espérer aucun salut. Combien de victoires ont été arrachées par les vaincus des mains des vainqueurs quand ceux-ci ne se sont pas raisonnablement limités, quand ils ont voulu anéantir complètement leurs ennemis et les détruire totalement, sans accepter d'en laisser un seul pour aller porter les nouvelles. Ouvrez toujours à vos ennemis toutes les portes et tous les chemins ; allez jusqu'à leur faire un pont d'argent pour les faire revenir sur leurs pas.
– Certes, dit Gymnaste, mais ils ont le moine.
– Ils ont le moine ? dit Gargantua. Sur mon honneur, ce ne sera qu'à leurs dépens ! Mais, pour parer à toute éventualité, ne nous retirons pas encore. Attendons ici en silence, car je pense déjà connaître suffisamment la tactique de nos ennemis. Ils s'en remettent au hasard plus qu'ils n'obéissent à la raison. »

Pendant qu'ils attendaient ainsi sous les noyers, le moine continuait la poursuite, cognant tous ceux qu'il rencontrait, sans avoir pitié de qui que ce fût, jusqu'au moment où il rattrapa un cavalier qui portait en croupe un des pauvres pèlerins. Alors, comme il voulait abattre l'autre, le pèlerin s'écria :
« Ah ! Monsieur le Prieur, mon ami, Monsieur le Prieur, sauvez-moi, je vous en prie ! »
En entendant ces mots, les ennemis se retournèrent et, voyant que le moine était seul à faire tout ce raffut, ils le chargèrent de coups, comme on charge un âne de bois. Mais il ne sentait rien du tout, surtout quand ils frappaient sur son froc, tant il avait la peau dure. Ensuite, ils le donnèrent à garder à deux archers et, tournant bride, ils ne virent personne leur faire face et en conclurent que Gargantua s'était enfui avec sa troupe. Ils galopèrent donc vers les Noyrettes aussi rapidement qu'ils purent pour les rattraper et laissèrent sur place le moine, seul avec deux archers pour le garder.

Gargantua entendit le bruit et les hennissements des chevaux et dit à ses gens :
« Compagnons, j'entends le train de nos ennemis et j'aperçois déjà quelques-uns d'entre eux qui viennent sur nous en masse. Regroupons-nous ici et avançons en bon ordre. Ainsi nous pourrons les recevoir à leurs dépens et tout à notre honneur. »

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